Froncer la peau du monde

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Depuis 2011, Sylvie de Meurville sculpte des supports légers, impondérables. Elle froisse un papier calque et le défroisse ; elle le chiffonne, elle le presse ; elle le meurtrit et, en partie, elle l’aplatit et le défripe.

Par le froissement et par le défroissement, elle invente des montagnes fictives, des cordillères imaginaires, des paysages accidentés, des vallées inégales, des sites inattendus, des territoires ignorés.

Les montagnes de Sylvie de Meurville frémissent. Elles vibrent. Elles semblent frissonner. Parfois, elles bondissent ; elles cabriolent ; elles gambadent. Parfois, elles planent. Elles sont aériennes et puissantes.

Tu peux alors percevoir l’espace matériel de l’épistémologue François Dagognet (1). Surgissent les reliefs et les modelés d’une campagne, les plis, les failles, les glissements, les tremblements de terre, les dérives des continents, les drames cosmiques, les pentes, les méandres, les bossellements. Se déchiffrent les hiéroglyphes énigmatiques de la nature, ceux que Sylvie dessine.

Depuis de nombreuses années, Sylvie de Meurville contemple régulièrement les étoffes que Le Bernin (1598-1680) sculpte, la sensualité des drapés convulsifs, les plis agités. Elle est fascinée souvent par le paysage lointain derrière le portrait de la Joconde (v.1503), les montagnes dans les brumes. Elle remarque : “Les plissements de la Nature, la croûte terrestre ressemblent pour moi à une peau qui frémit. Dans les formes minérales, les courbes des collines, les failles et les tensions volcaniques, je ressens les pulsations de la vie .”

Sans cesse, Léonard de Vinci (1452-1519) est passionné par les montagnes (2) : “Les os de la terre sont les stratifications successives des rochers qui forment la montagne ; ses cartilages sont le tuf. (…)L’eau use les cimes altières des monts. Elle dénude et emporte les grands rochers. (…) Comment les fleuves élargissent leurs vallées et érodent à leurs flancs les bases des montagnes. (…) Les montagnes dépouillées révéleront les profondes failles faites par les anciens tremblements de terre.” Alors les montagnes de Sylvie de Meurville seraient des os de la terre ; elles sembleraient parfois érodées, ou bien bouleversées, ou encore fracassées, ou aussi usées par les rivières.

Les calques froissés de Sylvie de Meurville deviennent des paysages inventés ; ils offrent des promenades mentales, des errances rêvées. Le papier calque froissé sert de base aux sculptures en résine blanche. Selon Sylvie, “la finesse du matériau réalise la légèreté et le mouvement d’un épiderme”. Elle joue avec la blancheur, avec un territoire pur.

Les sculpteurs grecs, Léonard de Vinci, Le Bernin, Sylvie de Meurville adorent les drapés. Léonard de Vinci les observe et les peint (3) : “Une draperie ayant même poids et épaisseur à l’envers qu’à l’endroit veut rester plane : aussi quand les plis ou des fronces l’obligent à s’écarter de cette condition, la partie d’ elle-même la plus contrainte se trouve subir cette loi de force. (…)Draperies ténues, épaisses, neuves, usées, cassures et fronces des plis, ombres plus ou moins obscures, avec ou sans reflets, distinctes ou confuses selon les distances et la diversité des couleurs (…). Les plis correspondent à la qualité des draperies, transparentes ou opaques.“

Couvrir ; cacher ;  protéger ; déguiser ; cerner ; révéler ; entourer ; voiler ; dévoiler ; exposer … Il faudrait écrire un Traité des enveloppes : des enveloppes du corps, des emballages, des épidermes multipliés

Sylvie de Meurville tente de lier les plis de la montagne et de délier ses plis, de les défaire, de dégrafer la montagne, de la déshabiller, de la débâtir, de la démonter, de la modifier, de la libérer. La montagne est délivrée.

Le sculpteur anglais Henry Moore (1898-1986), a (dit-il) ressenti “la nécessité d’établir un rapport entre la ré partition et l’importance des plis, ici, petits, légers et délicats, là, grands et lourds, et la forme des montagnes qui sont la peau ridée de la terre.”(4). Sylvie de Meurville rêve sans cesse aux grandes ondulations du sol, aux rides de la peau, aux plis des étoffes.

Les montagnes de Sylvie de Meurville (aériennes, impalpables) pourraient s’envoler, monter, tournoyer. Elle peut les accrocher près d’un mur par des tiges métalliques. Elle a lu La montagne volante (5) de Christoph Ransmayr. Ce serait une légende des nomades : “Les montagnes se posèrent sur les plaines, les déserts, les pâturages et les savanes, afin d’offrir à cette espèce fragile, exposée à la neige et à toutes les tempêtes, un abri contre le vent, de l’herbe pour ses animaux, des plantes médicinales, de la place pour les feux et les tentes, protection, espace vital. (…) Les hampes des drapeaux de prières étaient effectivement des clous, des clous avec lesquels les hommes devaient fixer au monde l’ourlet de la montagne.” Car les tiges de Sylvie de Meurville seraient des hampes, des clous.

En 1949, Henri Michaux (1899-1984) publie un livre qui s’intitule La vie dans les plis (6). Il imagine des choses énigmatiques et plissées qui sont voisines des sculptures de Sylvie de Meurville : “Emplie de moi / Emplie de toi. / Emplie des voiles sans fin de vouloirs obscurs. / Emplie de plis. : Emplie de nuit, / Emplie de plis indéfinis, des plis de ma vigie (…)”. Ou bien, Michaux déplace des montagnes : “Les montagnes, j’en mets quand ça me chante, où ça me chante, où le hasard et les complaisances secrètes m’ont rendu avide de montagnes, dans une capitale encombrée de maisons, d’autos, de piétons (…). D’ailleurs, ce sont des volcans, mes montagnes, et fin prêts à cracher une nouvelle hauteur en moins de deux.” Ou encore, Michaux irascible veut attraper une montagne et l’agresser : “Oh je n’avais pas à ce moment-là des griefs contre cette montagne, sauf sa sempiternelle présence qui m’obsédait depuis deux mois. Mais je profitai de l’immense puissance que mettait à ma disposition une colère venue d’une lance portée contre ma fierté“. Car Sylvie de Meurville crée des montagnes “quand ça lui chante, où ça lui chante”, mais avec méthode et précision.


Le livre complexe et fluide, Le pli de Gilles Deleuze, enseigne et trouble (7). A propos de certaines œuvres de Jean Dubuffet (1901-1985), Deleuze indique les liens des matières et des manières : “Les matières, c’est le fond, mais les formes pliées sont des manières. Des sols et des terrains, aux habitats (…). De la Texturologie à la Logologie de Dubuffet. Ce sont les deux ordres, les deux étages de Dubuffet, avec la découverte de leur harmonie : est-ce une texture ou un pli d’âme, de la pensée ? La matière qui révèle sa texture devient matériau, comme la forme qui révèle ses plis devient la force.” Alors, Sylvie de Meurville unit le matériau et les formes, les matières et les manières, la texture et les plis qui sont des forces, le sol et le mental.

L’immensité de l’univers est présente sur la petite surface froissée et défroissée d’un calque. Sylvie de Meurville cherche un art de rêver, un art de la promenade mentale. Elle serait une géologue joyeuse.

Avec précision, avec méthode, Sylvie de Meurville découvre les cartes géographiques d’une région inconnue, les reliefs d’une planète lointaine, des saillies et des creux, les courbes de niveau, les plateaux, les dépressions, les massifs.


Tu relis Le Mont Analogue (8) de René Daumal (1908-1944). Ce serait une “montagne symbolique qui est la voie unissant le Ciel à la Terre, voie qui doit matériellement, humainement ‘exister’, sans quoi notre situation est sans espoir”. En 1939, René Daumal écrit un fragment : “Une fois encore, j’aurais voulu flairer l’haleine d’une crevasse, palper une dalle, me glisser entre des blocs croulants (…)“ Tu observes les montagnes fictives de Sylvie de Meurville ; tu empruntes des escalades dangereuses, des pentes incommodes, des vertiges, des accès escarpés ; puis tu t’élèves au sommet ; tu espères…

Les montagnes de Sylvie de Meurville sont neigeuses, blanches, claires.

Telle sculpture envoûtante de Sylvie de Meurville est un vaste paysage complexe et tourmenté ; elle serait peut-être proche de l’immense montagne que peignent les anciens artistes de la Chine. Dans ses Propos, le moine Citrouille-amère, peintre et théoricien du XVIIIe siècle, évoque “la Montagne, avec la superposition de ses cimes, la succession de ses falaises, avec ses vallées secrètes et ses précipices profonds, ses pics élevés qui pointent brusquement, ses vapeurs, ses brumes et ses rosées, ses fumées et ses nuages” (9). Les lignes de la montagne de Sylvie suggèrent les courants intérieurs de la terre, les mouvements des énergies.

 

Notes

1. François Dagognet, Une épistémologie de l’espace concret (néo-géographie), Vrin, 1977, p.22, 23
2. Les Carnets de Léonard de Vinci, trad. Louise Servicen, Gallimard, Tel, 1942, tome I, p.91 ; tome II,   p.101, 104, 290
3. Les Carnets de Léonard de Vinci, tome II, p.232, 239, 286
4. Henri Moore, cité dans le numéro consacré à H. Moore de la revue XXe siècle (1972)
5. Christoph Ransmayr, La montagne volante, trad. Bernard Kreiss, Albin Michel, 2008, p.145, 144
6. Henri Michaux, La vie dans les plis, Gallimard, 1989, p.82, 24, 35
7. Gilles Deleuze, Le pli, 1988, p.50
8. René Daumal, Le Mont Analogue, Gallimard, 1952, p.19, 21
9.Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille amère, traduction et commentaire de Pierre Ryckmans, Hermann, 1984, p.99



Gilbert Lascault, janvier 2014.
 
Sylvie de Meurville

Bibliographie