"On doit sentir un paysage comme un corps. Tout paysage est un corps idéal pour une forme particulière de l'esprit."
Novalis


Au tout début de la mise en ouvre de la série des sculptures récentes de Sylvie de Meurville, il y a le voyage. Un voyage programmé, voulu, que l'on est tenté de lire tout à la fois comme le besoin impératif d'une rupture vis-à-vis du lieu d'origine et la volonté affichée de prendre une certaine distance hors du temps et du champ clos de l'atelier. A cela s'ajoute, à l'évidence, le désir de se voir confrontée à d'autres signes, et puisqu'il est ici question d'un travail autour de et sur le paysage, la nécessité impétueuse d'une géographie différente. Ainsi, l'effet même du déplacement implique l'engagement du corps tout entier comme instrument indispensable d'appréhension d'abord, de repérage ensuite, d'un espace autre qui alimentera à plus ou moins long terme le développement ultérieur de la pratique. S'il s'agit pour le sculpteur d'interroger la nature, d'en scruter chaque parcelle visible, d'en déchiffrer certains accidents, certaines infrastructures, cela ne peut être que dans ce rapport charnel où l'immersion "sur le motif" se doit, pour être efficace, d'être totale. En ce sens, et même si la comparaison s'arrête là, Sylvie de Meurville inscrit l'acte qui introduit son travail dans une certaine tradition moderniste d'un nouvel art du paysage, qui à la fin des années soixante passe par Richard Long, John Hilliard, David Tremlett, Hamish Fulton et quelques autres pour qui le partir et le parcours sont déjà une composante essentielle de l'ouvre. On pense en particulier à Hamish Fulton évoquant ses interminables marches et ses longues dérives, disant: "Pour moi, être au contact de la nature, constitue une forme de religion immédiate". Dans sa quête d'évasion, au fin fond de la Sicile et dans les Iles éoliennes, Sylvie de Meurville a rencontré l'histoire millénaire qui se lit dans la lente érosion d'une montagne, dans les plis et les replis de l'antre à peine entrevu au creux d'un rocher, le cours incertain d'une rivière naissante, les marques en épaisseur laissées au sol par une très ancienne coulée de lave ou encore la violence imprévisible d'un coup de vent. Pour tenter de saisir dans l'instant la magie d'un lieu et sa part de mystère - Borges, dans "l'Ecriture du Dieu", évoque les "desseins intimes de l'univers" -, cette relation d'un type primitif susceptible d'agir sur l'imaginaire, l'artiste utilise l'objectif photographique. Étant donné les références qui ont été faites plus haut à certains artistes anglais qui traitent également du paysage, il est important de dire que Sylvie de Meurville n'expose pas et ne tient pas particulièrement à monter ses photographies. En noir et blanc - "avec la couleur, la réalité aurait été trop présente" dit-elle - sans grandiloquence, elles sont dépouillées à l'extrême et pourraient presque paraître abstraites tant elles semblent dénuées de tout anecdotisme et de tout effet pittoresque. Simplement épinglées au mur de l'atelier, elles sont seulement la mémoire d'un vécu très personnel et l'enregistrement objectif de l'ensemble d'un processus, lié à un certain jour et un certain lieu, qu'un regard de sculpteur a choisi de s'approprier. Et ceci d'autant plus que l'éloignement qu'implique le cliché photographique marque une certaine distance émotionnelle par rapport au vécu d'un moment. Ainsi, les photographies comme les quelques notes et croquis pris sur le vif - "très peu de choses en somme", précise l'artiste -, s'ils sont des jalons indispensables à l'élaboration de cette série de sculptures, figurent surtout comme une sorte de journal de bord qui se doit de fournir certes des indications de tracés, de directions, de rythmes, mais également de formes et de matières, et bien plus encore sans doute, la substance interne et silencieuse des ouvres en devenir. La suite est affaire d'atelier. Sylvie de Meurville parle peu de son travail et le discours théorique autoritaire lui est totalement étranger. Elle préfère montrer ce qui est en train de se faire au sol, sur les tables ou sur les murs, puisque les termes de "Reliefs" et de "Hauts-Reliefs" - titres de certaines de ses ouvres récentes - sont au cour de ses préoccupations actuelles. S'il lui arrive de livrer les quelques jalons d'une aventure de sculpteur qui fut pour l'essentiel liée au désir d'affronter la matière, l'artiste aime à dire, sans ostentation aucune, que la littérature y tient une place souveraine comme la rencontre de l'ouvre de Rodin. Au vu des pièces plus anciennes qui accrochent le regard dans les recoins ou les hauteurs de l'atelier, on serait tenté d'ajouter la part qui semble revenir à Giacometti, Calder et Tinguely, côté humour et cruauté, ou encore à Julio Gonzàlez tant la franchise et la sûreté dans la découpe du métal sollicitent ce type d'associations. Il est d'ailleurs difficile de dire s'il ya là des données qui sont à prendre en compte, qu'elles soient assumées ou non par une artiste d'une grande pudeur qui ne revendique pas forcément haut et fort une filiation plutôt qu'une autre, et qui se tient par ailleurs volontiers à l'écart des modes de l'art. Ainsi, un fragment de montagne, une part de coulée volcanique, la marque d'une cassure ou la trace laissée par le souffle du vent, comme masse d'énergie en mouvement, peuvent se lire ici et là dans le faire du sculpteur en tant que traces perceptibles de ce qui fut, au loin, l'histoire inscrite au creux et au vif d'un certain paysage. Plus encore, il semble que le jeu des transformations et mutations incessantes qu'implique, dans la nature, ce va-et-vient qui remonte à la nuit des temps entre construction et destruction, aient fasciné le regard et sollicité la main de l'artiste. Retrouver avec le métal la fragilité et la liberté du trait tel qu'il fut dans le croquis pris sur le vif, tenter de donner à la matière employée les données du minéral et des sédimentations possibles, ont dominé la mise en ouvre de l'ensemble de ces pièces. Pour ce faire, un outillage relativement rudimentaire qui rend l'élaboration très lente et donc largement réfléchie et deux types de matériaux qui s'opposent et se répondent, et d'une certaine manière se défient par leur différence de texture et de traitement. D'une part, un béton synthétique, pigmenté dans la masse qui peut varier du noir le plus dense et le plus sombre aux gris sourds et aux bruns teintés de rouge, qui impose l'idée de la croûte terrestre, sa rugosité, sa densité et évoque le lyrisme tourmenté du bronze lorsqu'il porte encore les traces de la main qui l'a, dans la cire première, trituré et malaxé. D'autre part, de fines lames de métal découpées, ou plutôt dessinées à la cisaille, qui taillées dans la masse retrouvent la ligne d'une colline et la césure d'une roche, comme elles peuvent en lignes souples et fluides s'inscrire aériennes dans l'espace pour évoquer le souffle du vent. Dans le lisse et le léger, elles retrouvent tout autant que les formes, lourdes, grumeleuses et incertaines du béton qu'elles affrontent, les données premières d'un paysage vécu comme projection de soi. Dans un ouvrage intitulé «la Lettre de Humboldt», Roland Recht a consacré un essai passionnant qui traite tout autant de l'invention du daguerréotype que d'un nouvel art du paysage tel qu'il s'inscrit dans l'Allemagne romantique, à la fois comme objet de théorie, expérience plastique et interrogation philosophique. Au détour d'un chapitre, il cite cette phrase de Carl-Gustav Carus, ami de Gothe et disciple de Friedrich, qui pourrait d'une certaine manière trouver sa place ici tant la notion de romantisme semble s'imposer au vu de l'art du paysage tel que le pratiquent aujourd'hui certains artistes contemporains, dont Sylvie de Meurville. "En quels termes et avec quelle force, écrit Carus, l'histoire des montagnes ne nous parle-t-elle pas, avec quelle sublimité ne met-elle pas, en tant que créature divine, en relation immédiate avec Dieu, en réduisant comme d'un seul coup à néant la vanité de son existence terrestre éphémère! Avec quelle clarté cette histoire ne s'exprime-t-elle pas dans certaines strates et dans certaines formes! ... L'artiste n'est-il pas libre alors de mettre l'accent sur tout cela ... ".

Maïten Bouïsset, catalogue de l'exposition de Sylvie de Meurville à la galerie Start, janvier 1994.

Maïten Bouisset est écrivain d'art et critique (Quotidien de Paris, 1976/1977 ; rubrique 'Les Arts' du Matin, 1974/1988 ; Beaux-Arts Magazine).
 
Sylvie de Meurville

Bibliographie